Philosophie et théologie chez Maître Eckhart - Partie 14

Publié le par Jahman

L’anthropologie eckhartienne

 

 

 

La pensée onto-théologique de Maître Eckhart, fondée sur une théologie de l’image, ne s’achève pas pour autant sur une théorie purement spéculative. Bien au contraire, elle donne toute sa portée à la pensée anthropologique et à la réalisation effective de l’idéal mystique[1]. Maître Eckhart réinsère l’homme, la créature, dans une perspective sotériologique, en ouvrant la voie pour une approche pratique de sa doctrine mystique. Dans sa pensée ontologique, Maître Eckhart pose les bases d’une « théologie pratique ». Maître Eckhart ne pense pas Dieu indépendamment de l’homme ; les deux sont solidaires de sa vision d’ensemble. Il donne à voir en chaque individu l’humanité ; il tente de faire ressortir à l’intérieur de l’individu l’universelle nature de l’homme. A l’unité ontologique contenue dans sa théologie, on trouve également dans la pensée de Maître Eckhart une unité anthropologique. Le fondement onto-théologique de la théorie eckhartienne du salut trouve une ouverture et une réponse dans ce qu’on peut appeler l’anthropologie ascensionnelle. Bien que celle-ci ne soit pas explicite, c’est elle qui gouverne les modalités d’action de sa mystique. La pratique des vertus salvatrices (humilité, détachement), et la psychologie qui la sous-tend, s’insère dans les cadres de sa pensée anthropologique.

A la lecture des œuvres du Thuringien, il nous est apparu que ce que nous avons appelé « axe vertical » et « axe horizontal » dans l’analyse du rapport qu’entretient la pensée métaphysique-mystique avec le mouvement social et religieux du 14e siècle, trouvait dans l’analyse anthropologique un vaste champ d’application du fait de l’ascension de l’homme, en Dieu, vers le Christ.

 

 

 

A.   Une anthropologie ascensionnelle

 

 

 

1.     Le sommet de l’esprit humain

 

 

 

La vision de l’homme, son statut, sa valeur et sa place sont d’emblée mis en lumière par l’importance accordée à la possibilité de la divinisation. La naissance de Dieu en l’homme est rendue possible par la grandeur, la noblesse[2], en un mot la magnanimité entendu comme idéal de perfection qui pousse l’âme à se dépasser en s’élevant toujours davantage vers l’inhabitation intérieure. Ce thème, que l’on retrouve exposé sous différentes formes dans les sermons, associé à celui de l’idéal d’universalité, dont on décèle la présence dans les concepts d’égalité et d’image, trouve son explication et son application ultime dans ce que nous avons appelé l’anthropologie ascensionnelle afin de signifier la vision résolument optimiste de l’homme[3], son statut élevé et surtout la richesse insoupçonnée de l’humanité. Car il nous semble que, pour Eckhart, l’homme soit riche d’une possibilité qui, à la fois, apparaît extérieurement éloignée, comme une utopie, un idéal irréalisable et pourtant, intérieurement proche et comme déjà à l’œuvre. Il s’agit de la possibilité de l’ascension de l’homme vers un sommet de spiritualité.

Cette possibilité d’élévation spirituelle vient du fait qu’au sommet de l’esprit humain[4] se trouvent réunies un ensemble de puissances en affinité toute particulière avec l’esprit divin. C’est par ce sommet de l’homme que peut se réaliser l’union à Dieu. Chez Eckhart, l’homme se définit au plus près par cette affinité divine contenue dans les puissances supérieures de l’esprit – à savoir la volonté, l’intellect et l’irascibilis[5]. Maître Eckhart opère analytiquement une distinction avec la volonté et l’intellect et synthétiquement avec l’irascibilis. Cette hiérarchisation tripartite du sommet de l’esprit[6] permet d’exposer successivement trois voies, par lesquelles s’ouvre l’accès à la divinisation, qui possèdent chacune les caractéristiques de la puissance en question. Toute les puissances de l’homme doivent se laisser pénétrer par la vie divine, à commencer par l’intellect qui se tourne naturellement vers Dieu mais qui est déformé par le péché et courbé par les créatures ; il faut donc le redresser jusqu’à ce que

 

 

 

« toutes choses [deviennent] une manifestation intérieure de Dieu. L’homme ne peut en arriver là qu’à force d’entraîner tout à fait sa raison vers Dieu ; de la sorte son intérieur est dans un perpétuel état divin. […] Il faut la former avec grand soin et faire tout ce que l’on peut pour la réformer et la ramener à Dieu. En effet, si propre et si naturel que Dieu lui soit, une fois qu’elle a prise une mauvaise direction, qu’elle s’est enracinée dans les créatures, faussée et habituée à elles, alors elle devient si faible, si privée de tout empire sur elle-même et tellement freiné dans ses nobles aspirations, que les plus grands efforts ne suffisent jamais à la ramener complètement dans la bonne voie.[7]

 

 

 

 

 

Si noble que soit l’intellect il demeure une puissance imparfaite. « Au même titre que l’intellect, la volonté est dite « incorporelle ; elle flue hors de l’esprit et demeure dans l’esprit et est en toute manière spirituelle. »[8] Mais alors que dans l’intellect « Dieu toujours verdoie et fleurit dans toute la félicité et dans toute la gloire qu’il est en lui-même »[9], dans la volonté « Dieu sans relâche arde et brûle avec toute sa richesse et avec toute sa douceur et avec toutes ses délices »[10].[11]

Ainsi l’homme peut être caractérisé, dans et par son rapport à Dieu, par l’existence de ces trois puissances, qui définissent au mieux la nature humaine dégagée du créé, lorsqu’elles se tournent vers l’intérieur et s’élèvent vers Dieu. Le procès de la volonté et de l’intellect aboutit à leur dépassement par l’irascibilis[12] qui est la « faculté mystique » par excellence car par cette « puissance ascensionnelle » les deux premières sont portées vers leur accomplissement. C’est donc bien par ce mouvement ascensionnel et synthétique que l’âme s’unie à Dieu au-delà même de ses facultés. L’homme possède en propre la volonté et l’intellect[13] considérés comme les puissances supérieures et incorporelles qui font de lui un être digne d’élévation spirituelle. C’est par la partie supérieure de son âme que l’homme doit soumettre la partie inférieure (perception et sensation du corps) et ainsi s’unir intérieurement et s’élever spirituellement.[14] Maître Eckhart, du fait de son thomisme avéré, privilégie bien souvent l’intellect tout en accordant à la volonté une certaine qualité. Une fois faite, cette distinction est aussitôt dépassée par le « quelque chose » dans l’âme qui apparaît aux yeux d’Eckhart comme infiniment supérieur aux puissances susdites car celles-ci demeurent en quelque sorte enténébrée par la création alors que le « quelque chose » est naturellement au-dessus de toute le créé, dans la lumière incréée. Ce « quelque chose » au-dessus des puissances de l’âme peut être considéré comme le véritable sommet et le plus propre et le plus élevé de l’homme. Ce « quelque chose » n’est pas une puissance, une faculté ni une caractéristique de l’homme mais bien au contraire sa possibilité la plus propre. Il s’agit d’une « puissance incréée », qui n’appartient pas à l’homme mais se trouve placée dans l’homme, et que l’on décèle sous plusieurs qualificatifs dans l’œuvre d’Eckhart : le « sommet », le « fond », la « château fort »[15], l’« étincelle », ou encore la « syndérèse »[16].

 

 

 

« J’ai dit parfois qu’il est une puissance dans l’esprit qui seule est libre. Parfois j’ai dit que c’est un rempart de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une lumière de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une petite étincelle. Mais je dis maintenant : Ce n’est ni ceci ni cela ; pourtant c’est un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel au-dessus de la terre. […] Il est libre de tous noms et démuni de toutes formes, dépris et libre tout comme Dieu est dépris et libre en lui-même. Il est aussi pleinement un et simple que Dieu est un et simple, de sorte que d’aucune manière l’on ne peut y jeter un regard.[17]

 

 

 

 

 

Cette puissance absolument libre dont parle Eckhart est au-dessus des deux autres qui, elles, s’attachent à l’image ou au vêtement de Dieu. En effet, alors que l’intellect et la volonté tendent vers Dieu, le « petit château fort » saisi Dieu au-delà de Dieu, à savoir la déité. Ainsi, l’âme est une avec la déité au-delà des Personnes, au-delà de Dieu, le Fils et le Saint Esprit, grâce à ce « quelque chose » de noble à la pointe de l’âme. Ici Maître Eckhart inaugure une théologie originale et risquée et propose une vision « déiformée » de l’homme.

 

 

 

Voyez, prêtez maintenant attention ! Si un et simple par delà tout mode est ce petit château fort dans l’âme dont je parle et que je vise que cette noble puissance dont j’ai parlé [l’intellect] n’est pas digne de jamais jeter une seule fois un regard dans ce petit château fort, ni non plus cette autre puissance [la volonté] dont j’ai parlé où Dieu arde et brûle avec toute sa richesse et avec toutes ses délices, elle ne se risquera pas à y jeter un regard ; si vraiment un et simple est ce petit château fort, et si élevé par delà tout mode et toutes puissances est cet unique Un qu’en lui jamais puissance ni mode ne peut jeter un regard, pas même Dieu. En bonne vérité et aussi vrai que Dieu vit ! Dieu lui-même jamais n’y jette un instant le regard et n’y a jamais encore jeté le regard dans la mesure où il se possède selon le mode et la propriété de ses personnes. Voilà qui est facile à comprendre, car cet unique Un est sans mode et sans propriété.[18]

 

 

 

 

 

Nous sommes là au degré le plus élevé de la mystique eckhartienne : en purifiant l’idée de Dieu dans l’Un – la déité – d’où procède « le mode et la propriété », Maître Eckhart purifie parallèlement la puissance humaine capable de cet Un dans lequel il n’y a plus de distinction entre Dieu et l’homme. Ce sommet de spiritualité trouve dans ce « quelque chose » dans l’homme ce qui est le plus apparenté à Dieu ; c’est donc par lui que l’homme s’élève spirituellement. Il semble que la spécificité de la nature humaine soit contenue dans la possibilité de sa divinisation, à savoir la grâce, qui n’est autre que ce « sommet », cette « étincelle », « cette part incréée par quoi l’homme est réellement égal à Dieu dans son origine et dans son être. »[19]

 

 

 

Maître Eckhart tente de faire prendre conscience à son auditoire de cette possibilité qu’est la divinisation, l’élévation spirituelle, possibilité contenue dans la nature même de l’homme. Il tente de faire voir les véritables richesses de l’homme, sa valeur réelle qui ne se conçoit qu’au regard de Dieu. C’est donc sur les bases d’un théocentrisme – que nous analyserons ci-après dans « l’anthropologie christocentrique » – que Maître Eckhart jette un œil sur le statut de l’homme, sa place dans le monde et surtout sur ses possibilités d’élévation spirituelle, de grandeur et de noblesse.

 

Publié dans Maître Eckhart

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