Sermon de Maître Eckhart

Publié le par Jahman

Sermon 15

 

 

Homo quidam nobilis abijt

 

in regionem longinquam

 

accipere regnum et reuerti.

 

 

 

Cette parole qui est écrite dans l’évangile, et dit en français : « Il y avait un homme qui sortit de lui-même vers une terre étrangère et s’en revint plus riche chez lui[1]. » Or on lit dans un évangile que le Christ a dit : « Personne ne peut être mon disciple qu’il ne me suive » et se voit laissé soi-même et n’ait rien gardé pour lui ; et celui-là a toutes choses, car ne rien avoir c’est avoir toutes choses. Mais avec désir et avec cœur se soumettre à Dieu et mettre pleinement sa volonté dans la volonté de Dieu, et n’avoir aucun regard sur le créé : qui serait ainsi sorti de soi-même, celui-là se trouvera proprement donné à nouveau à lui-même.

 

Bonté dans soi, bonté, cela n’apaise pas l’âme ; […][2] Et Dieu me donnerait-il quelque chose en dehors de sa volonté je n’y prêterait pas attention ; car la moindre chose que Dieu me donne dans sa volonté, cela me rend heureux.

 

Toutes les créatures ont flué hors de la volonté de Dieu. Saurais-je désirer seulement le bien de Dieu, cette volonté est si noble que le Saint Esprit fluerait de là sans intermédiaire. Tout bien flue du superflu de la bonté de Dieu. Oui, et la volonté de Dieu a goût pour moi seulement dans l’unité, là où le repos de Dieu est orienté au bien de toutes les créatures ; où celle-ci repose, et toute ce qui jamais acquit être et vie, comme dans leur fin dernière, là tu dois aimer le Saint Esprit, tel qu’il est dans l’unité ; non en lui-même, mais là où avec la bonté de Dieu il a goût seulement dans l’unité, là où toute bonté flue du superflu de la bonté de Dieu. Cet homme. Cet homme s’en revient plus riche chez lui que lorsqu’il était sorti. Qui serait ainsi sorti de soi-même, celui-là devrait se trouver plus proprement donné à nouveau à lui-même. Et toute chose qu’il aura laissée dans la multiplicité, cela lui sera [donné] pleinement à nouveau dans la simplicité, car il se trouve soi-même et dans toute chose dans le maintenant présent de l’unité. Et celui qui serait ainsi sorti, il reviendrait chez lui bien plus noble qu’il n’était sorti. Cet homme vit maintenant dans une liberté déprise et dans une limpide nudité, car il n’a à se soumettre à aucune chose ni à prendre peu ni beaucoup ; car tout ce qui est le propre de Dieu, cela lui est propre.

 

Le soleil correspond à Dieu : la partie la plus élevée de sa profondeur sans fond répond à ce qui est le plus bas dans la profondeur de l’humilité. Oui, l’homme humble n’a pas besoin de le prier pour cela, mais il peut certes lui commander. Car la hauteur de la déité ne peut rien prendre en considération que dans la profondeur de l’humilité ; car l’homme humble et Dieu sont un et non pas deux. Cet homme humble est aussi puissant sur Dieu qu’il [= Dieu] est puissant sur soi-même ; et tout le bien qui est en tous les anges et en tous les saints, tout cela est son propre, comme c’est le propre de Dieu. Dieu et cet homme humble sont pleinement un et non pas deux ; car ce que Dieu opère il l’opère aussi, et ce que Dieu veut il le veut aussi : une [seule] vie et un [seul] être. Oui, de par Dieu : cet homme serait-il en enfer, il faudrait que Dieu aille à lui en enfer, et il faudrait que l’enfer lui soit un royaume céleste. Il lui faut faire cela de nécessité, il serait contraint à ce qu’il lui faille le faire ; car alors cet homme est être divin, et être divin est cet homme. Car ici advient, de par l’unité de Dieu et de l’homme humble, le baiser. Car la vertu qui là s’appelle humilité est une racine dans le fond de la déité et elle est plantée, de sorte qu’elle ait uniquement son être dans le Un éternel et nulle par ailleurs. J’ai dit à Paris, à l’Ecole, que toutes choses devraient se trouver accomplies dans l’homme vraiment humble. Et c’est pourquoi je dis qu’à l’homme vraiment humble rien ne peut être préjudiciable ni peut l’induire en erreur. Car il n’est aucune chose qui ne fuie ce qui pourrait le réduire à néant. Cela, toutes les choses créées le fuient, car elles ne sont rien de rien en elles-mêmes. Et c’est pourquoi l’homme humble fuit tout ce qui peut l’induire en erreur à propos de Dieu. C’est pourquoi je fuis le charbon [ardent], car il voudrait me réduire à néant, car il voudrait me dérober mon être.

 

Et [il] dit : « Un homme sortit. » Aristote entreprit un livre et voulut [y] parler de toutes choses[3]. Or notez ce qu’Aristote dit cet homme. Homo, cela signifie un homme a qui a été conférée une forme, et [elle] lui donne être et vie en commun avec toutes créatures, avec celles qui sont douées de raison et avec celles qui ne sont pas douées de raison[4], [il est privé de raison] avec toutes les créatures corporelles et doué de raison avec les anges. Et il dit : De même que toutes les créatures avec images et formes sont intellectuellement comprises par les anges, et les anges connaissent intellectuellement chaque chose dans sa différence – en quoi l’ange a si grand plaisir que ce serait une merveille pour ceux qui ne l’ont pas éprouvé et qui ne l’auraient pas goûté : de même l’homme entend intellectuellement image et forme de toute créature dans sa différence. Ce qu’Aristote mit à l’actif de l’homme, c’est que l’homme est un homme en ce qu’il entend toute image et forme ; c’est pour cela qu’un homme est un homme. Et c’était l’explication suprême par quoi Aristote pouvait expliquer un homme.

 

Or moi je veux montrer ce qu’est un homme. Homo signifie un homme a qui substance a été conférée, et [elle] lui donne être et vie et un être doué d’intellect. Un homme doué d’intellect est celui qui s’entend soi-même de façon intellectuelle, et en lui-même détaché de toutes matières et formes. Plus il est détaché de toutes choses et retourné dans soi-même, plus il connaît clairement et intellectuellement toutes choses en lui-même sans se tourner vers l’extérieur : plus il est un homme.

 

Or je dis : Comment peut-il se faire que détachement de l’entendement, sans forme ni image en lui-même, entende toutes choses sans se tourner vers l’extérieur ni transformation de soi-même ? Je dis, cela vient de la simplicité ; car plus limpidement [et] simplement l’homme est [détaché] de lui-même et dans lui-même, plus simplement entend-il toute multiplicité en lui-même et demeure-t-il invariable dans lui-même. Boèce dit : Dieu est un bien immuable, en repos en lui-même, intouché et immobile et mouvant toutes choses[5]. Un entendement simple est si limpide en lui-même qu’il comprend l’être divin limpide nu sans intermédiaire. Et dans l’influx il reçoit la nature divine à l’égal des anges, de quoi les anges éprouvent grande joie. Pou que l’on puisse voir un ange, pour cela on voudrait être mille ans en enfer. Cet entendement est si limpide et si clair en lui-même que ce que l’on verrait dans cette lumière deviendrait un ange !

 

Or notez avec zèle ce qu’Aristote dit des esprits détachés dans son livre qui s’appelle Métaphysique[6]. Le plus grand parmi les maîtres qui jamais parlèrent des sciences naturelles évoque ces esprits détachés et dit que d’aucune chose il ne sont forme, et qu’ils prennent leur être fluant de Dieu sans intermédiaire ; et ainsi refluent-ils à l’intérieur aussi et reçoivent-ils l’effusion de Dieu sans intermédiaire au-dessus des anges et contemplent-ils l’être nu de Dieu sans distinction. Cet être nu limpide, Aristote le nomme un « quelque chose[7] ». C’est le plus élevé qu’Aristote dit jamais des sciences naturelles, et sur cela aucun maître ne peut parler de façon plus élevée qu’il ne l’ait dit dans l’Esprit Saint. Or je dis qu’à cet homme noble ne suffit pas l’être que les anges saisissent sans forme et dont ils dépendent sans intermédiaire ; il ne trouve satisfaction en rien qu’en l’unique Un.

 

J’ai aussi souvent parlé du commencement premier et de la fin dernière. Le Père est un commencement de la déité, car il se saisit soi-même dans soi-même. De lui vient la parole éternelle qui demeure à l’intérieur, et [le Père] ne l’engendre pas, car il est une fin de la déité, qui demeure à l’intérieur, et de toutes les créatures, là où est un limpide repos et une quiétude de tout ce qui jamais acquit l’être. Le commencement est en vue de la fin, car dans la fin dernière repose tout ce qui jamais acquit être doué d’intellect. [La fin dernière] de l’être est la ténèbre ou l’inconnaissance de la déité cachée, d’où brille cette lumière, et cette ténèbre ne l’a pas saisie. C’est pourquoi Moïse dit : « Celui qui est là m’a envoyé », lui qui est sans nom, qui est une négation de tous noms et qui jamais n’acquit de nom. Et c’est pourquoi le prophète dit : « En vérité, tu es le Dieu caché » dans le fond de l’âme, là où le fond de Dieu et le fond de l’âme son un [seul] fond[8]. Plus on te cherche, moins on te trouve. Tu dois le chercher de sorte que tu ne le trouves nulle part. Si tu ne le cherches pas, alors tu le trouves. Pour que nous le cherchions de telle sorte que nous demeurions près de lui éternellement, qu’à cela Dieu nous aide. Amen.



[1] Lc 19, 12

[2] Ici le texte est défectueux, et Quint renonce à traduire. On pourrait peut-être entendre : « elle [= la bonté] charme l’âme constamment au-dessous d’elle et là tire de là vers le dehors. Le bien [est] disposition envers toute chose, le bien est dans une communauté, et la grâce demeure à même le désir. » Ce qui signifierait que le bien ne vaut en vérité que lorsqu’il ne s’abstrait pas du tout pour s’affirmer par lui-même ; il n’a valeur que dans la communauté Dieu / homme/

[3] Ce livre d’Aristote auquel Eckhart se référera encore une fois dans ce sermon est la Métaphysique.

[4] redelich / unredelich : il s’agit de la capacité ou de l’incapacité de se livrer à une argumentation.

[5] Boèce, De Consol. phil. 1. III poésie IX.

[6] Aristote, Métaphysique 1. Lambda c. 8. Le néoplatonisme et la scolastique identifièrent souvent ces « esprits détachés » avec les anges.

[7] Ain « was ». Il s’agit sans doute d’une transcription simplifiée du to ti èn einai repris par les Scolastiques pour signifier ce que l’être est dans sa réalité profonde.

[8] Maître Eckhart exprime ici l’unité dernière entre l’homme et Dieu telle qu’elle se trouve posée au niveau du fond ou de l’essence.

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M
Et Onajor d'écrire :<br /> Dans un coin du temple Jésus parlait à la foule :<br /> ...Vous êtes amour, vous êtes le verbe aimer et ce que vous êtes n'est pas ce que vous semblez être.Car vous êtes semblable à une fleur mais vous n'êtes pas la fleur,vous êtes plus que la fleur, et n'est ce pas le parfum qui est plus que la fleur?Alors vous êtes semblable à ce parfum. Mais si vous êtes semblable au parfum vous êtes aussi plus que le parfum et n'est ce pas l'espace où se diffuse le parfum qui est plus que le parfum? Alors vous êtes semblable à cet espace. Mais là aussi si vous êtes semblable à l'espace vous êtes aussi plus que l'espace et n'est ce pas l'amour où se diffuse l'espace qui est plus que l'espace? Alors vous êtes semblable à cet amour et il est la porte s'ouvrant sur l'éternité<br /> Marie<br />  
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